La vie de saint Roch de Montpellier

Saint Roch - né vers 1348 - mort vers 1380

 

Montpellier peut s’enorgueillir, à juste titre, d’avoir eu de remarquables Hommes de Lettres et de Sciences, de Gouvernement et de Finances, qui ont rendu éminente leur cité, au-delà même du Languedoc. Cependant, de mémoire d’homme, elle eut un seul héros en sainteté, saint Roch, dont le nom a fait le tour de la planète.

 

En vérité, les gens de cette trempe ne courent pas les rues, surtout que cet homme de cœur et d’action suivit un genre de vie peu propre à susciter des disciples, ou des imitateurs.

 

Il avait résolu, en effet, de n’être qu’un VAGABOND.

 

La vie de saint Roch a été brève : 32 ans - environ 19 ans en France, et 13 ans en Italie.

 

Notre saint a vécu à une époque particulièrement difficile, marquée :

 

 

 

Par la guerre :

 

- En France, c’est la GUERRE DE CENT ANS. Il va y avoir une trêve dans les combats, avec la paix de Brétigny, en 1360, mais les soldats ne sont plus payés... et ils vivent en pillant les habitants terrorisés.


 - En Italie, c’est la guerre civile entre les Guelfes et les Gibelins, les partisans du pape et les partisans de l’empereur. La situation est si chaotique que, depuis 1309, les papes ont dû quitter Rome et se réfugier à Avignon.
 

- Qui dit guerre dit incendies, famines, insécurité pour les populations.

 

Par la peste :

 

Venue de Chine, la Peste Noire atteint l’Europe vers 1347. Pendant 5 ans, la mortalité est effroyable : 1 Européen sur 3 en meurt ! A Montpellier, sur les 12 consuls de la ville, il n’en resta que 3. Chez les Dominicains, sur les 140 frères, seulement 8 furent épargnés par le fléau. Et par la suite, l’épidémie fera de temps à autre sa réapparition.

 

On peut distinguer 3 grandes périodes dans la vie de saint Roch :

 

Le Montpelliérain (1348-1367)

 

Au milieu du 14° siècle, Montpellier est une des plus grandes villes du Midi, où vivent près de 40 000 âmes. Elle est entourée de près de 3,8 km de remparts surmontés d’une vingtaine de tours de 20 à 25 mètres. Roch naît dans une famille de la riche bourgeoisie commerçante de Montpellier. Son père, Jean Roch, est consul de Montpellier en 1348. Les pauvres connaissent leur accueil, leur générosité. Les étrangers apprécient leur hospitalité. Roch fait de bonnes études - notamment à la Faculté de Médecine.

 

Au moment de son adolescence, il connaît des deuils cruels : il perd successivement son père, puis sa mère. Agé de 19 ans, il vend les biens qu’il a hérités de ses parents, distribue l’argent aux pauvres, abandonnant ainsi honneurs et richesses et décide de partir en pèlerinage à Rome.

 

Devant une aussi surprenante résolution décidée par un homme qui avait la possibilité de réussir une vie terrestre, on a envie de murmurer : « c’était un fou »...

 

Voilà en effet une décision qui ne peut manquer de nous interpeller. Notons que son cas n’est pas unique dans l’histoire du christianisme. Rappelez-vous François, le Poverello d’Assise. Même situation aisée de famille commerçante... même mépris de la fortune familiale... Engagement dans une vie de mendiant qui fut la risée familiale... Malédictions du père contre son fils en présence de l’évêque... Imploration inefficace de sa douce mère... Joie de François, dépouillé et libre de chanter son bonheur, et cris de beaucoup à son passage dans les rues d’Assise : « Voici le Fou ».

 

Tout comme François, Roch n’avait pas hésité à suivre à la lettre le conseil de l’évangile : « Vendez ce que vous possédez et donnez-le en aumône. Faites-vous des bourses qui ne s’usent pas, un trésor inépuisable dans les cieux, là où le voleur n’approche pas, où la mite ne détruit pas. Car là où est votre trésor, là aussi sera votre cœur. » (Luc 18,33-34).

 

Le pèlerin - infirmier (1367 - 1375)

 

Un matin de printemps 1367, l’évêque, Monseigneur de Maguelone, revêt Roch de l’habit traditionnel du pèlerin « romieu » : le chapeau rond à larges bords, droits et relevés, et la cape. Largement ouverte par-devant, avec parfois un capuchon, elle couvre le corps tout entier jusqu’aux pieds. C’est la pèlerine. Besace à l’épaule et bourdon en main, béni par Monseigneur, au son des clameurs et des cloches, Roch s’engage dans la rue du Pila Saint Gély, et prend le chemin qui le conduit vers l’Italie.

 

A travers la Provence, qui sent bon, en ce printemps, le thym et la lavande ; à travers les paysages désolés de la Romagne et les campagnes verdoyantes de la Toscane, Roch marche... Jour après jour, il marche.... Il a maintenant les pieds ensanglantés... Il a connu des rebuffades grossières... des privations alimentaires... Mais rien ne l’arrête... Il marche. Sans doute, son itinéraire s’agrémente-t-il de caprices pieux. Au gré de sa foi, il clopine vers tel oratoire caché dans un bosquet ou vers telle chapelle truffée de reliques à vénérer.... En attendant d’atteindre Rome, le but de son pèlerinage, où il pourra se recueillir sur les tombes de saint Pierre et de saint Paul, les deux « piliers » de l’Eglise

 

Fin juin 1367, un soir, Roch parvient aux abords de la ville d’ACOUAPENDENTE. Il n’est plus qu’à deux jours de marche de Rome. Il est fourbu. L’étape a été longue, accomplie sous un soleil de plomb. Il se fait indiquer le chemin de l’hospice, refuge des malades et des voyageurs.

 

Humblement, il sollicite l’hospitalité et s’offre, si besoin était, de s’occuper des malades le lendemain. Or, en ce moment, courait dans la région montagneuse des Apennins une fièvre paludéenne maligne, aux conséquences mortelles. Et l’hospice regorgeait de tels contagieux.

 

Le responsable de l’hospice, Vincent Colombini, est attendri par la jeunesse du pèlerin que ni la barbe broussailleuse, ni la saleté de la route sur les vêtements ne pouvaient entièrement cacher... Très poliment il tente de lui refuser l’entrée. En vain. Il cède devant le regard d’imploration qui jaillit du visage plein de bonté de Roch.

 

Roch était venu frapper à la porte de l’hospice pour une nuit. Il y resta 3 mois : II se fit tout à tous, à la fois infirmier, garçon de salle, compagnon des malades, soutien des éclopés. Etonnez-vous qu’il fît l’admiration des médecins et des malheureux. Ceux-ci ne se cachaient pas de le bénir et de le surnommer "II santo Francésé", le saint français.

 

La maladie n’est pas seulement un mal physique, elle est en même temps une période d’épreuve morale et spirituelle.

 

Jésus-Christ, par son incarnation, a voulu affronter ce mystère du mal et de la souffrance. II est venu vaincre le mal, non en supprimant cette réalité terriblement humaine, mais en lui donnant un sens et en nous montrant comment lutter avec Lui contre tout ce qui défigure l’homme et la création. C’est par le signe de la Croix que le Christ est venu à la rencontre du mal et de la souffrance.

 

Roch est fidèle à l’exemple de son divin Maître : il s’emploie à guérir simultanément maladies physiques et blessures de l’âme.

 

Aurait-il oublié, vaquant auprès des malades, qu’il n’avait pas achevé son pèlerinage, et qu’il n’avait pas réalisé le vœu fait à son départ de Montpellier ? Tout porterait à le croire. En effet, ayant résolument tourné le dos à la Ville Sainte, il pique droit vers le Nord de l’Italie, et parvient enfin, après un parcours de 200 kilomètres, à la ville de CESENE qui s’élève sur une hauteur dominant l’Adriatique.

 

Pourquoi ce revirement imprévu ? Pourquoi s’éloigner de Rome, alors qu’il en était si près ? Certains historiens affirment qu’en se détournant, il avait à cœur de porter secours aux habitants de cette ville qu’une épidémie de malaria dangereuse décimait sans pitié.

 

Toujours est-il que, pendant trois mois, ici aussi, d’octobre à décembre 1367, dans cette cité populeuse, notre pèlerin va se muer à nouveau en bénévole infirmier et courir les rues, les hospices et les maisons, à la recherche des invalides et des agonisants. Ces souffrances corporelles qu’il soignait... qu’il guérissait certaines fois, n’étaient-elles pas à ses yeux la CROIX de JESUS-CHRIST que ces pauvres gens portaient et sur laquelle ils étaient horriblement cloués ? Ne devait-il pas, comme Simon le Cyrénéen de l’Evangile, les aider à la porter ?

 

En janvier 1368, voici enfin notre pèlerin arrivant à Rome parmi des centaines d’autres, qui vont en dévotion ou en pénitence, manifester dans l’imposante basilique de la chrétienté leur FOI en DIEU... leur attachement au christ et leur fidélité à l’Eglise.

 

Trois mois plus tôt, le 13 octobre 1367, Urbain V, parti d’Avignon, était revenu à Rome, une Rome livrée à l’anarchie... Eglises, monuments du passé, jardins et palais étalent leur dénuement... Les mendiants écumant les rues rendent invivable la vie des citoyens ; dans la campagne environnante, les voleurs rançonnent fermes et voyageurs... Quant aux grandes familles aristocratiques, les Orsini, les Gaetani, les Colonna, elles luttent entre elles par la violence, à qui gouvernera une cité exsangue.... De plus, de son duché de Milan, le peu recommandable condottiere Bernabo Visconti entreprenait de néfastes incursions dans chaque ville pontificale, y semant la révolte et le désordre... Tout cela devait contraindre Urbain V à retourner dans le Comtat Venaissin.

 

Un jour de l’an 1371, on ne vit plus dans les rues de Rome, parmi les centaines de miséreux, le Pauvre de Jésus-Christ, comme le désignaient ses compères en mendicité et en guenilles. Il était parti pour Assise. Bien des fois, sur la place ou dans la chapelle des Dames Clarisses à Saint Damien, les gens d’Assise crurent revoir François, le Poverello, tant le pèlerin Roch lui ressemblait dans son rayonnement de lumière et dans sa maigreur austère.

 

Là, il se sent confirmé dans sa vocation. Tels les oiseaux des champs, qui ne sèment ni ne moissonnent, mais qui se confient au Père des Cieux, il ira son petit bonhomme de chemin, par monts et par vaux, Pèlerin de l’Absolu et Samaritain de la Charité.

 

En 1374, il est à PLAISANCE, charmante cité de la province italienne de l’Emilie, bâtie par les Romains, détruite par les barbares, florissante naguère, et à présent tourmentée par une épidémie de peste. Horrible spectacle ! La peur de la mort paralyse les vivants. Un chroniqueur de l’époque raconte que, vivant dans une angoisse continuelle, le père abandonnait son enfant... la femme, son mari... un frère, son frère.... Guy de Chauliac dira, sobrement, : « La charité était morte ». A ce moment, saint Roch va donner sa vraie mesure que tant d’années de prières, de pénitences et de dévouements ont buriné dans son cœur.

 

Jusqu’à présent, depuis 7 ans qu’il va et vient et qu’il fréquente hospices, maisons des pauvres ou asiles d’abandonnés, qu’à exercer ses bons offices d’infirmier sur des maladies graves quelquefois, mais guérissables le plus souvent. Maintenant, dans cette fournaise de la mort, il va œuvrer jusqu’à épuisement. « Tant qu’on n’a pas tout donné de soi-même, dira saint Vincent de Paul, on n’a rien donné ».

 

Comme d’habitude, à peine franchis les remparts de la ville, de Plaisance, il s’achemine vers l’hospice... mais l’hospice est partout : dans les rues, sur les places, les églises et les maisons ; car la peste domine partout, et la mort l’accompagne comme une ombre trop fidèle.

 

Et Roch, comme un fou de Dieu, se jette à corps perdu ; tel le boulanger qui brasse la pâte, il mêle son dévouement et son savoir, dans cette horrible contagion. La lancette d’apothicaire, dont il ne s’est point séparé - souvenir de ses études passées - fait des miracles... après avoir percé la grosseur purulente dans le haut de l’aine et désinfecté la plaie, Roch esquisse le signe de la Croix... C’est par ce signe qui lui est propre que les populations l’ont reconnu comme l’Envoyé de Dieu et le guérisseur de leurs maux.

 

Inlassablement, de jour et de nuit, Roch soigne les malades, prend en charge la sépulture des morts, vient consoler les gens en agonie, touche de ses mains les plaies noirâtres, recueille les enfants pour les protéger du mal.

 

Et voici qu’un jour, il devint lui-même pestiféré. De soigneur qu’il était.... il fut un soigné que l’on déposât en un coin de la salle de l’hospice sur la paille qu’il partageait avec d’autres. Voilà qu’il ressentit, pour la première fois, la souffrance du mal, la puanteur de l’abcès et l’angoisse de la mort... Et tant il se plaignit... et tant il gémit (Qui donc peut reprocher, même à un homme de Dieu, d’être un humain ?), que ses voisins obtinrent son renvoi.

 

Dès lors, seul, comme Christ en son gibet, il va clopin-clopant à la sortie de Plaisance chercher en un coin ombragé une tanière qui serait un havre de paix et de silence, dans l’espérance que bientôt viendra le rejoindre notre sœur la Mort.

 

Mais Dieu n’abandonna pas son fidèle serviteur. Providentiellement, une nourriture est apportée quotidiennement par un chien venu d’un château voisin... Pour étancher sa soif, le Ciel fait jaillir une source d’eau vive du rocher où il s’est réfugié. Il s’y désaltère à grands traits et lave sa plaie, louant la Providence secourable. Et l’eau miraculeuse guérit la plaie de notre pestiféré....

 

Sa guérison acquise, Roch se remet en route, parcourant par petites étapes, à cause de sa faiblesse persistante, les chemins de la Lombardie.

 

Le prisonnier (1375-1380)

 

Roch arpente à présent le duché de Milan où règne en despote Bernarbo Visconti, qui a repris sa lutte contre le pape Grégoire XI, et s’est rendu maître de presque toutes les villes d’appartenance pontificale. La région lombarde est donc peu sûre. Et voici que, peu avant d’atteindre Voghera, notre pèlerin est appréhendé par une troupe d’archers à la solde de Visconti, et, sans aucun ménagement, conduit à Voghera, place frontière du Nord de l’Italie, et enfermé dans les prisons du château de cette ville.

 

Quel motif à cette arrestation ? Les biographes modernes avancent, comme hypothèse, que Roch fut pris pour un envoyé du Saint Siège - donc ennemi ou espion. Il est certain que le prisonnier n’opposa aucune force à cette incarcération arbitraire, ne sollicita aucune requête pour sa défense... et ne fit aucune démarche auprès du gouverneur, qui, selon la tradition était un de ses parents. Il n’offrit qu’un silence sans bavure à l’exemple du Christ, lors de sa Passion.

 

Et il vivra :

             Cinq ans, sans jamais dire un mot de sa naissance ;

             Cinq ans, sans avoir d’avocat pour sa défense.

 

Et il aura :

             Cinq ans de vie dans un croupissement bestial ;

             Cinq ans de vie sous un traitement animal.

 

Et il souffrira :

             Cinq ans une malpropreté nauséabonde ;

             Cinq ans la compagnie d’une vermine immonde.

 

Et il connaîtra :

             Cinq ans l’obscurité qui engendre la peur ;

             Cinq ans, n’ayant pour lui, que Dieu seul dans son cœur.

 

C’est ainsi qu’il passe les 5 dernières années de sa vie, offrant avec patience et confiance cette nouvelle épreuve, priant pour tous ceux qui, privés de liberté physique, ne connaissent pas la vraie liberté en Dieu. Liberté intérieure qui est paix, confiance, patience. Pour le Christ, les murs, les barreaux, ne l’empêchent pas de rejoindre ses amis. Il rejoint ses apôtres, pourtant enfermés dans le Cénacle. Le Vivant veut être avec les plus rejetés, les plus isolés : pour cela, il défie toutes les barrières.

 

Le 16 août 1380, le lendemain de la fête de l’Assomption de la Vierge Marie, Roch voit la fin de ses tourments et entre dans la joie de sa Pâque éternelle.

 

A l’Italie revient l’honneur d’avoir été témoin de sa charité.

 

A Montpellier, le mérite, par sa naissance, de nous l’avoir donné.

 

En définitive, que fut ce pèlerin de bonne famille ? Rien de grandement humain. Il ne fut ni un savant, comme Guy de Chauliac, ni comme son père, un habile commerçant ; iI ne fut point un fougueux prédicateur, comme Vincent Ferrier. Et pas du tout un écrivain, comme Froissait ou Eustache Deschamps.

 

Il semblerait qu’il n’eut sur son siècle aucune influence qui pourrait le poser en promoteur d’un mouvement religieux ou social, et moins encore en défenseur des droits des humiliés de ce monde.

 

En vérité, il ne fut rien de grandement humain.

 

Mais dans ce siècle, ivre de Dieu, il les dépassa tous. Car il campe l’Immortel pèlerin en quête d’Absolu et le héros sublime de la Charité Divine. Il est, et il sera toujours, la personnification de ces innombrables individus qui ont tenté l’aventure chrétienne dans ce qu’elle représente de plus abrupt et de plus difficile à réaliser pour le commun des mortels.

 

Dans ce 14° siècle tragique, comme pour nous au 21° siècle, il fut, il est une lumière brûlante de Charité parfaite.